Depuis 2018, début de la phase préparatoire des États généraux du livre en langue française dans le monde, plus de 1000 acteurs, issus de pays francophones des cinq continents et représentant un large panel de professions et d'institutions, se sont rassemblés autour de constats partagés. Ces constats s'articulent en quatre dimensions.


UNE DIMENSION ÉCONOMIQUE

Un marché du livre francophone déséquilibré et asymétrique

Le marché du livre en langue française apparaît comme déséquilibré et asymétrique : il se caractérise par une hypertrophie des pays du Nord et plus spécifiquement de la France, doublée d’une difficulté d’accès au marché français pour de nombreux éditeurs francophones. Il montre également un grand morcellement et une faiblesse du marché au Sud.

Selon l’étude économique prospective réalisée par le cabinet BearingPoint dans le cadre des États généraux du livre en langue française dans le monde, les revenus globaux de ventes de livres francophones sont estimés à un peu plus de 5 milliards d’euros. L’Europe et l’Amérique du Nord représentent 95% de ces revenus et la France à elle seule en concentre 85%. Parmi les 5% restants, le plus gros marché du continent africain, celui de la Côte d’Ivoire, représenterait quant à lui, 1% de ces revenus.

Cette étude économique, livrable assorti à l'axe 2 du plan d'action des États généraux, Projeter les enjeux économiques du développement du marché éditorial francophone, sera accessible librement sur ce site à la suite des États généraux de Tunis.

Le livre inaccessible dans de nombreux pays du Sud par son prix

Qu’il s’agisse des livres importés, le plus souvent depuis la France ou le Canada, mais aussi des livres produits sur place, du fait notamment de taxes sur les intrants (sur le papier par exemple) ou de taux de TVA élevés, leur prix rapporté au pouvoir d’achat des populations les rend le plus souvent inaccessibles et réservés à une petite élite.

Ainsi, les informations recueillies dans le Panorama de l’édition francophone réalisé par le Bureau international de l’édition française (BIEF), dans le cadre des États généraux du livre en langue française dans le monde, permettent de prendre la mesure de cette réalité.

Le prix moyen d’un livre en France représente en effet en moyenne 0,34% du PIB mensuel par habitant (calculé en parité de pouvoir d’achat). Comparativement, le prix d’un livre produit localement en Afrique subsaharienne ramené au PIB mensuel moyen par habitant représente en moyenne 4,2%, soit 12 fois plus cher proportionnellement. Cette moyenne cache des disparités importantes avec des écarts allant de 1,3% du PIB en Côte d’Ivoire à près de 8% au Mali ou au Niger, soit entre 4 et 24 fois plus. Pour les livres importés, le plus souvent depuis la France, l’écart se creuse encore. Le prix moyen d’un livre importé représente 9,1% du PIB mensuel moyen en Afrique subsaharienne, soit 30 fois plus cher proportionnellement. 

À titre d’illustration, si de tels ratios s’appliquaient en France, le prix moyen d’un livre coûterait entre 150€ et 325€... L’absence dans ces pays, d’un réseau structuré de bibliothèques publiques disposant des capacités d’acquisition de fonds et la présence très réduite des livres à l’école renforcent le caractère inaccessible du livre pour une grande majorité de la population.

Le besoin de renforcer la structuration et la professionnalisation de la filière dans les pays du Sud

Du fait notamment de l’effet de taille des maisons d’édition et de l’absence d’un marché structuré dans de nombreux pays du Sud, le niveau de professionnalisation dans les différents métiers de la chaîne du livre est très hétérogène et apparaît comme un frein important à la constitution d’un secteur éditorial dynamique dans ces pays. Le déficit de professionnalisation rend difficile l’établissement de relations de confiance entre les acteurs de l’espace francophone, pourtant indispensables au développement des échanges professionnels. L’absence de formation initiale ou continue autour des métiers du livre, soutenue au niveau national ou régional, affaiblit la capacité à attirer de nouveaux talents et à développer un secteur professionnel de qualité en mesure de renouveler des générations d’acteurs engagés depuis de nombreuses années au service du livre et de la lecture.

Le manque de structuration du secteur du livre par les professionnels eux-mêmes, ou sous l’impulsion des pouvoirs publics, freine également le développement de son industrie. Il affaiblit le dialogue nécessaire avec les pouvoirs publics pour une mise en place de politiques publiques du livre ambitieuses et la création d’un environnement propice au développement économique du secteur. Il limite également les capacités de diffusion et de distribution au niveau national et les échanges internationaux permettant la circulation des œuvres dans l’espace francophone.

Enfin, le renforcement de la professionnalisation et de la structuration de la filière du livre est une condition indispensable pour engager une lutte efficace contre le piratage, véritable fléau pour l’émergence d’un secteur dynamique et pérenne.


UNE DIMENSION CULTURELLE

Le rayonnement des écrivains du Sud les plus emblématiques entravé dans leur propre pays

De nombreux grands écrivains originaires des pays du Sud ont fait le choix que leurs œuvres soient publiées par de grands éditeurs français, leur confiant la gestion de l’ensemble de leurs droits. Ils ont parfois acquis une notoriété internationale par la diffusion massive de leur œuvre en France mais aussi dans de nombreux pays par le biais des cessions de droits et des traductions.

Pour autant, paradoxalement, leurs livres sont peu diffusés dans leurs propres pays, notamment du fait de prix « export » qui les rendent inaccessibles au plus grand nombre. Cette situation entraîne des effets en cascade privant ainsi ces pays des principaux leviers permettant de valoriser la création intellectuelle de leurs auteurs de renom d'une part, et de stimuler l'intérêt pour la lecture et l'écriture d'autre part. Elle empêche également que se développe une culture partagée autour de leurs œuvres et interdit aux acteurs locaux du secteur éditorial de s’appuyer sur les grands talents nationaux pour assurer leur développement et garantir leur pérennité.


UNE DIMENSION ÉDUCATIVE

La nécessité de lier les enjeux du livre et de l’éducation

Le livre scolaire, et plus largement l’édition scolaire sous toutes ses formes, est un enjeu majeur pour la performance des systèmes éducatifs. Pour autant, leur conception, leur réalisation ou leur diffusion ne sont pas intégrées comme parties prenantes de l’industrie du livre dans de nombreux pays.

Le développement, la conception et la diffusion des livres scolaires font souvent l'objet d'appels d'offres internationaux. Lorsque ces marchés sont remportés par des éditeurs internationaux, la chaîne du livre locale se retrouve privée de l'acquisition progressive d'expertise et de compétences exigeante, mais également d'une part significative du marché éditorial, pouvant atteindre jusqu'à 15% selon les années dans les pays fortement structurés comme la France. Parallèlement, la lecture à l’école est trop souvent abordée sous le seul prisme de l’apprentissage sans prendre en compte l’importance de développer le plaisir de la lecture dès le plus jeune âge tant dans la construction personnelle que comme déclencheur des compétences futures. Par sa capacité d’atteindre tous les publics, quelle que soit la condition sociale des familles, l’école a un rôle indispensable à jouer pour stimuler le plaisir de lire, développer l’accès au livre des jeunes et relayer le rôle et la place du livre auprès des parents. Pourtant, dans de nombreux pays, les enseignants ne sont pas formés en ce sens et ont eux-mêmes une culture limitée du livre auquel ils n’ont le plus souvent pas accès.


UNE DIMENSION POLITIQUE

La nécessité de mobiliser les gouvernements autour des enjeux du livre et de la lecture

Les enjeux croisent différents domaines importants des politiques publiques. Elles concernent notamment les questions d’éducation et de culture, d’information et de débat d’idée, mais aussi sociales et économiques. La mobilisation politique des États en faveur du livre et de la lecture est de ce fait indispensable pour créer un environnement propice au renforcement de la création littéraire et intellectuelle, au développement de l’accès au livre et à la lecture pour tous, et à la structuration de la filière du livre.

Pour autant, le constat communément fait dans un certain nombre de pays, notamment au Sud, est la difficulté de mobiliser les gouvernements autour des enjeux du livre et de la lecture pour engager des politiques publiques ambitieuses et interministérielles. La dimension politique des États généraux est de ce fait un enjeu important. Elle se traduit par la volonté de réunir dans un même lieu l’ensemble des acteurs professionnels et institutionnels mais aussi les principaux représentants politiques des États et gouvernements de la Francophonie. Le portage d’une résolution issue des États généraux du livre en langue française dans le monde au Sommet des Chefs d’États de la Francophonie prévu en novembre 2021 à Djerba contribuera, nous l’espérons, à donner une impulsion forte pour que le livre et la lecture prennent une place importante dans les politiques publiques aux différentes échelles.